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LA DEMESURE.

 


J'ai peur. Deux mots, sept lettres, et pourtant un complexe démesurément grand. Une signification connue de tous. La peur est partout. Mais la peur est une échelle sur laquelle la plupart des gens s'arrête prudemment au quart. Ils s'arrêtent à la peur minime, celle que l'on sent faire vibrer notre cœur et nous fait frissonner.
J'ai gravi cette échelle bancale à toutes jambes, quatre à quatre, grimpant les échelons de la terreur à une vitesse effrénée.
J'ai connu la Peur, la grande. Celle qui vous rend le cœur sauvage, frappant votre cage thoracique comme un lion effrayé tenterait d'arracher les barreaux gris de la cellule qui le cloître. Les pensées multipliées, en centaines, en millions et en centaines de milliards. Puis réduites au silence, pour laisser place aux murmures doucereux de l'épouvante et à ses échos pénétrants.


J'ai peur du gouvernement. J'ai peur qu'il découvre, qu'il comprenne, soudain, ce que j'ai fait. Mais j'ai été forcé, par mon humanité sans doute, de me faire passer pour un autre. Pour un Juif. Pour un détenu, un mourant, un squelette qui n'y comprend rien, qui n'a jamais rien compris. Et je ne comprends pas non plus.

Je n'ai jamais cru en Dieu avant mon arrivée à Auschwitz. J'y ai été forcé. Car ici, dans ce camp, si l'on ne croit en rien, alors nous sommes déjà morts.

 

Et je m'affale en ces lieux où toutes les infamies du monde convergent, mais je n'y pense qu'à moitié.
Je pense à la pluie qui roule sur ma peau en Octobre, ces larmes célestes qui savaient. Ce ciel qui pleurait pour nous, faisant déjà son deuil avant même que la vague nazie ne déferle.


Je pense aux cheveux fins, doux et blonds cendrés qui flottaient autour de sa tête joufflue et je pense à ses tous premiers sourires qui nous dévoilaient ses gencives roses.


Je pense aux effluves qu'exhalent les pains chauds et je pense au goût de ce morceau de miche et son effet sur mon palais.
 

Je pense à ce fameux crépuscule de Juillet, à sa chaleur plaisante et aux millions d'étoiles qui brillaient, d'une pâleur délicate, et à cette main qui a pris la mienne sans vergogne, puis qui l'a reprise des millions de fois ensuite.


Mais tout est parti.

La peur qui m'habite est si démesurée, que je crains de vivre encore demain, pour revoir, pour subir encore ces mêmes choses.

 

J'aimerais qu'elle me reprenne la main une toute dernière fois. J'aimerais qu'il pleuve encore un peu. J'aimerais caresser de nouveau cette petite tête blonde en humant la senteur du pain frais que le vent m'offrirait une énième fois.



Entre vivre en monstre et mourir en Juif, mon choix est vite fait.

 

 

Imane Moktaa

 

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