Le bleu froid et dur du regard inquisiteur de la vieille dame qui me fait face ne me met même plus mal à l'aise. L'habitude, sûrement. Ses mains fripées sont prudemment posées sur les épaules d'une fillette d'environ huit ans. «Ne t'approche pas d'elle Frau, tu entends ?».
Oui, c'est ainsi que l'on me voit ici. Je suis une malade pour certains, une droguée pour d'autres, néanmoins par moments certains me traitent avec pitié, d'autres ne me jugent même pas. Ces derniers-là, je les préfère.
Cela fait deux ans bientôt que tout est censé avoir pris fin, pourtant chaque fois que je m'endors, je me réveille avant le soleil, effrayée et en sueur agrippant mes draps d’une telle vigueur qu’il m’en faut de nouveaux chaque mois. Et c’est l’écho ténu des prières désespérées m’appelant au loin qui m’éveille. Mes souvenirs sont là pour me rappeler où j'étais, comme un pays natal quitté qui vous hante et qui vous manque déjà. Mais le camp ne me manque pas, moi. Loin de là. Pourtant la vie, en dehors, n'est que légèrement plus rosée. Il n'y a plus de cadavres par terre, plus de cris déchirants envoyés au loin espérant atteindre l'oreille d'une sorte de figure héroïque inexistante, mais les gens sont froids, distants. Les curieux rôdent autour de moi, m'examinent, en déduisent ceci ou cela mais ne s'approchent à guère plus de deux mètres et déguerpissent. Les enfants me posent des tas de questions maladroites, l’œil hagard, vif et intrigué, et j'essaie tant bien que mal de leur répondre sans trop les heurter. Les incurieux, eux, sont apathiques. Ils savent, mais ils ignorent.
Je crois bien qu’il s’agissait d’un mardi matin, lorsqu’une main vigoureuse s’abattit sur mon épaule, empoigna mon habit et me souleva de terre. Tout d’abord, j’ai cru qu’il était question d'un homme. Pourtant, c'était une femme. Qui l'eût cru ?
La bouche craquelée et grise de l'inconnue grimaçait en me regardant. Une expression de dégoût non dissimulée envahit son visage tout entier.
«Que viens-tu faire ici ? Ne vois-tu donc pas que tu n'as ta place nulle part ?»
dit la chose avec véhémence. Pourtant, je ne faisais rien de nuisible.
Est-ce si terrible de nourrir les pigeons de l'Englischer Garten ?
Les gens autour semblaient penser qu'il s'agissait, effectivement, d'une sorte de crime contre l'humanité.
La main humide et carrée me repoussa avec virulence, et un sifflement excédé suivi d'un grognement rompit le silence humiliant dans lequel on me trempait volontairement.
Il me semble, que c'est depuis cet événement particulièrement absurde que je devins misanthrope. Peut-être le mot est-il un peu trop intense, mais quel autre mot pouvais-je user dans ce cas là ?
Voilà la question crue et insoluble à laquelle nous devons tous nous soumettre un jour ou l'autre. Nous, ce n'est pas seulement les Juifs, Tziganes et opposants lors de la Seconde Guerre Mondiale, mais c'est également ceux qui n'arrivent plus à communiquer.
Ceux qui ont vécu l'horreur, dans n'importe quel sens du mot.
Ceux qui veulent parler, ceux qui veulent hurler, qui veulent se confier. Ceux à qui les mots viennent s'étrangler dans leur gorge et mourir sur leurs lèvres. Les seuls mots qui n'expriment pas trop ou trop peu sont ceux-là.
Un mot pour ce que j'ai vécu : inoubliable.
Un mot pour ma santé mentale : rongée.
Un mot pour ma Mère : Reviens.
Un mot pour ce que je veux retrouver: La vie.
Un mot pour ce que j'aimerais : Oublier.
Imane Moktaa