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Ruth et Fritz étaient amis depuis leur naissance, ils avaient tout juste six mois d'écart. Ruth était la plus jeune. Ils avaient huit ans et passaient toutes leurs journées ensemble, leurs mères les surveillaient sur un banc de la Marienplatz en plein centre de Munich. Elles se retrouvaient là tous les mercredis et dimanches avec leurs enfants.

Et puis un jour, Ruth et Fritz eurent dix ans, ils se rencontraient toujours sur la Marienplatz. Mais maintenant, ils y allaient seuls, alors Fritz se dirigeait vers sa dulcinée et ensemble ils jouaient, riaient, parlaient de leur pays meurtri par la guerre :

« - Maman pense que Hitler sauvera le pays, disait Fritz,

- Hitler est effrayant, pense Papa, il est contre moi, contre les juifs, je ne l'aime pas ! répondait Ruth en tressant ses longs cheveux bruns.

-S'il ne t'aime pas, alors je ne l'aime pas non plus, disait le blondinet »

Et leur conversation s’arrêtait là , après tout ils n'avaient que dix ans, ils ne connaissaient rien en politique et étaient juste amoureux et innocents.

 

C’était son anniversaire, Fritz fêtait ses douze ans, il invita ses amis et Ruth. Il serra Ruth dans ses bras et ils se mirent à parler, ils ne pouvaient s'arrêter, rien ne pouvait les stopper sauf peut être le couvre feu de Ruth.

Ce jour là, Fritz avait une nouvelle à annoncer à Ruth:

" Ruth, maman a reçu une lettre ce matin, je vais aux Jeunesses Hitlériennes, dit-il sourire aux lèvres, je vais apprendre à être un vrai soldat et quand je reviendrai, nous serons ensemble et je te défendrai grâce à l'apprentissage que va me donner Hitler !

- Les Jeunesses Hitlériennes, répéta Ruth prise au dépourvu, elle savait que ce jour arriverait mais ne pouvait pas à y croire, Hitler est un monstre, il ne t'apprendra pas à me défendre mais à me tuer sans pitié !

- Ne dis pas ça, Hitler sauve notre pays, personne ne te fera du mal Ruth !

- Il tue les Juifs, il nous tue, nous hait et nous trouve inférieur aux gentils soldats blonds aux yeux bleus comme toi, ne vois tu donc pas ce qu'il prépare ? cria la jeune fille folle de rage,

- Vu ton comportement c'est compréhensible qu'il vous haïsse, s'exclama Fritz en colère"

Cela était trop pour Ruth, ne reconnaissant plus son ami elle partit en courant, honteuse d'une chose qu'elle n'avait pourtant pas faite, elle courut de plus en plus vite, passant devant la Marienplatz elle se souvint alors des jeux qu'ils avaient inventés ensemble et auxquels elle ne jouerait plus jamais...

 

C'était le 12 juin 1942, Ruth fêtait son 16° anniversaire avec ses parents quand la porte s'envola de son encolure, deux soldats blonds au brassard rouge ornés de la croix gammée noire, se tenaient là, regardant la famille sous le choc, le temps semblait être arrêté. Un des deux soldats s'approcha de Ruth et la saisit par le bras violemment la traînant de force vers un camion chargé d'autres personnes du voisinage. Au fond du camion il y avait un autre SS, Ruth le reconnut immédiatement : c'était lui, c'était Fritz ! Il la regarda à peine et lorsqu'elle vit ses yeux elle comprit qu'il n'était plus le même. Ils semblaient vides et la lueur de joie qui brillait autrefois dans ses yeux était remplacée par un éclat de haine. Ce n'était plus Fritz, mais juste un des pions d'Hitler. Ruth fut sortie de ses pensées par deux coups de feux qui retentirent dans sa tête par échos. Elle comprit alors : elle serait seule à présent.

Il y avait dix camions devant celui de Ruth et tous étaient surchargés, tous étaient remplis de personne pleurant, criant la mort de leurs proches, tous menaient au train, pour Auschwitz. Ça aussi Ruth le comprit, mais elle garda le silence, à présent elle n'avait plus rien à perdre, elle fixa alors Fritz, du moins ce qui l'en restait.

 

**

 

Le 27 Janvier 1945, un rafut terrible se fit dans le camp, Ruth sortit de son dortoir et aperçut des soldats rentrés pour libérer les déportés. C'était l'Armée Rouge, Ruth le savait, elle était enfin libre. Elle était vivante, alors que pour elle sa vie s'était arrêtée le jour de ses 16 ans, elle ressuscita.

Un soldat l'aperçut alors, il resta face à elle sans bouger, bouche bée. Ruth comprit à cet instant qu'elle n'était plus qu'un tas d'os, un corps rongé par la maigreur. Elle observa le soldat qui n'avait toujours pas bougé. Puis, lentement il se dirigea vers elle, et l'aida car il savait qu'elle ne pourrait pas avancer seule. Pourtant elle avait survécu trois ans ici, aucune personne de son convoi n'avait tenu aussi longtemps, elle comprit pourquoi elle n'était pas morte, Fritz l'avait protégée.

 

**

 

Ruth avait emménagé non loin de Marienplatz quelques années après sa sortie du camp, n'arrivant pas à tourner les pages du passé heureux qu'elle avait eu ici. Elle avait soixante six ans et sentait sa fin proche, elle sortit alors se promener sur la place et vit un vieux monsieur au visage familier.

C'était lui, c'était Fritz, il était là ! L'homme leva les yeux, la reconnut et se précipita tant bien que mal dans sa direction. Il se confondit en excuses. Ruth n'écoutait pas, elle se dirigea vers un banc libre suivie de Fritz qui parlait toujours dans le vide. Ruth s’essaya imitée par Fritz. Elle le regarda avec insistance : cette fois c'était de la peine, du désespoir et de la désolation qu'elle vit dans les yeux d'un ami autrefois connu.

Elle se lança alors:

"Je n'ai jamais eu d'enfant. L'homme qui m'avait libérée me faisait la cour, mais je n'en avais que faire, tu occupais toutes mes pensées, je me demandais si tu allais bien et si tu n'étais pas mort, si personne ne t'avait fait de mal, elle s'interrompit et osa, dans un petit rire nerveux : c'est ironique n'est-ce pas ? Je me faisais du souci pour toi alors que tu m'as laissé croupir dans cette immense abattoir, je sais que c'est grâce à toi que j'ai vécu, survécu si longtemps mais malgré ça, pas une fois tu n'as essayé de me sauver en me faisant m'évader. Excuse-toi, c'est la seule chose que tu puisses faire, mais jamais je ne te pardonnerai, je veux que tu meures seul et plein de remords"

Ruth se leva alors, jamais elle n'avait été aussi dure avec quelqu'un, mais lui le méritait. Elle prit la direction de sa maison, aidée par sa canne. Arrivée à sa porte, elle entra ferma à clefs et regarda par la fenêtre, il était toujours sur le banc, Ruth sourit, pour la première fois en cinquante ans elle sourit, et ce fut un sourire de haine envers un étranger.

Elle entra dans sa chambre, s'allongea sur son lit, ferma les yeux et ne les ouvrit jamais plus.

 

 

 

Cloé Meininger

 

 

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