Le noir. Le vide absolu, les ténèbres suprêmes. De quoi je parle ? Et si je parlais de mon âme, comment réagiriez-vous ? Comment le comprendriez-vous ? Pas dans mon sens. Les mots de toute une vie ne suffiraient pas à vous faire ressentir le néant, trou béant qui caractérise mon être entier. Ils nous ont déportés, aucun arrêt n’a été fait, aucune nourriture n’a été distribuée, pas même de l’eau. Des jours durant, nous étions séquestrés dans des wagons. Comme des bêtes. Agglutinés les uns sur les autres. Les gens urinaient et faisaient leurs besoins autour d’eux, les plus faibles pleuraient, les plus intelligents avaient compris à quel sort ils étaient condamnés, et arrivés aux camps, ils se jetaient contre les fils barbelés. Leurs corps émaciés, sacs d’os remués de spasmes, tombaient à terre. Leurs os craquaient. Leurs corps électrocutés fumaient, et les Häftling couraient voler leurs habits, et leur ouvraient la bouche. Pillant leurs couronnes en or.
Pourquoi ? Pourquoi nous, Juifs, avons été massacrés avec tant de haine ? Cette haine. Je m’en souviens péniblement. Cette haine farouche, vicieuse, tordue, qui luisait dans les yeux du Blockältester, et des officiers allemands. Qu’avons-nous fait ? Des questions qui restent en suspens. Des questions qui nous hantent et nous rongent la peau, les os, la moelle, les tendons jusque notre âme.
Après avoir vu mon propre frère, mon frère qui m’a aidé à survivre, mourir la tête au creux de mon cou, après l’avoir vu lutter pour pleurer en vain, puisque son corps était asséché à l’extrême, après l’avoir vu sourire, la lueur de vie quittant ses yeux globuleux par-dessus ce visage squelettique, et creux, je suis supposé retrouver le cours de ma vie. Personne ne comprend ces paroles. Retrouver le cours de sa vie ? Quelle vie ? La vie qui me semblait mienne, ne me paraît que comme un vague souvenir, un rêve lointain. Une vie de quoi ? Mes parents sont morts fusillés, mon petit frère est mort de faim de soif et d’épuisement, tandis que mon aîné a été déporté à la suite de la Selekja, et s’est jeté d’une fenêtre à l’arrivée.
M’exprimer m’est devenu insoutenable. Parler avec des personnes n’ayant pas connu cet enfer glacial ni l’odeur pestilentielle des macchabées en décomposition est impossible. Ces gens-là, ont une autre vision du monde que la mienne. Pour moi la vie est-elle-même un convoi de déportation. Rien ne change, nous sommes tous déportés vers une mort certaine. Voici un court aperçu du dédale ténébreux de mon cerveau. Parler avec des survivants me terrifie. Leurs yeux me rappellent ceux du désespoir. Vides, mi-clos, sombres. Ces yeux, je les ai vus, et revêtus.
Alors j’écris. Écrire pour se libérer. Écrire pour s’exprimer. Écrire pour s’évader. Pour se donner contenance.
Écrire pour se sentir vivant.
Imane Moktaa